L'idée d'un retour aux sources n'est pas limitative. Si elle implique, on l'a vu, de revisiter 1905, elle n'interdit aucune remontée vers des sources plus anciennes, variées, unifiantes. Elle permet aussi de montrer que ni la laïcité ni les droits de l'homme ne sont la propriété de personne. Car il faut en etïet distinguer la genèse
historique d'un principe sociétal et le travail de fondement. Ainsi, que les Droits de l'homme soient marqués au départ par l'influence de la Bible et des Evangiles - qui ont ouvert la possibilité spirituelle de les exprimer -, leur portée universelle dépasse les confessions chrétiennes. Leur source historique particulière n'est pas contradictoire avec leur portée universelle. Ils ne doivent pas être identifiés au christianisme, mais à un idéal universel d'humanité. Si l'on distingue leur généalogie historique et leur fondement, on arrive à l'idée que les fondements de ces principes doivent être multiples. Diverses religions, diverses philosophies peuvent trouver en elles les ressources pour donner un fondement métaphysique aux droits de l'homme, à la démocratie, à la laïcité. Le christianisme, qui eut un rôle important dans la généalogie historique, peut aujourd'hui produire un solide fondement des droits de l'homme. Il n'est évident pas le seul à pouvoir le faire.Cette distinction entre généalogie historique et fondement s'applique parfaitement au principe de laïcité. Sa généalogie historique à partir de l'Histoire de France peut s'expliquer par certains caractères de cette histoire, mais cela n'en fait pas une identité exclusive de la particularité française. La généalogie de ce principe de-laïcité peut se produire ailleurs dans un autre contexte-culturel et historique. Mais la diversité possible de la généalogie historique ne retire rien à la clarté du principe de laïcité et ne remet pas en cause sa possible universalité comme aspect de la modernité démocratique.
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Ce blog contient un recueil de textes (1) qui nous ont paru intéressants dans le cadre des réflexions sur la question "Europe et laïcité".
Ce recueil de textes sera enrichi au cours de nos travaux.
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mardi 10 décembre 2002
vendredi 31 mai 2002
Le Bouddhisme
Sylvaine Guinle-Lorinet
"Vers une France sans Dieu"
(...) Témoignage d'un Français attiré par le bouddhisme
« Ce qui m'a beaucoup plu dans le bouddhisme, c'est cette approche rationnelle et en même temps ce côté magique. Le défaut de l'approche scientifique, surtout aujourd'hui, c'est qu'on est tombé dans l'extrême, ce qu'on appelle le scientisme, le matérialisme radical. C'est un danger. Si la vision scientifique était une bonne chose au départ - elle a repoussé les dogmes religieux de l'Église catholique -, on est allé trop loin dans le matérialisme et une vision réductionniste du réel. Le bouddhisme a un point de vue très logique, tout à fait scientifique, mais il ne se botne pas à ça. 11 y a en effet dans le bouddhisme une dimension qui dépasse l'entendement rationnel, le monde du concept. Quand un grand maître [...] fait des miracles - et ils en font, j'en ai vu -, ça dépasse l'entendement. Il y a un côté magique qu'on ne rencontre nulle part ailleurs. [...] Un des enseignements du Bouddha consiste à recommander de ne pas respecter son enseignement parce qu'il est le Bouddha, mais de le comprendre par soi-même. C'est très important. Le bouddhisme n'est pas une religion dogmatique. Le bouddhisme est à la fois une religion, une philosophie, une psychologie, une spiritualité ; c'est un ensemble, c'est la science de l'esprit. »
(Témoignage de Christophe, in F. Lenoir, Lt Bouddhisme en France, Fayard, 1999.)
Frédéric Lenoir émet « l'hypothèse que le bouddhisme tibétain attire tout particulièrement des Occidentaux en quête d'une expérience typiquement religieuse impliquant la foi, l'émotion, le sacré, le symbole, le rituel, le mythe - mais qui ont besoin du discours rationnel et moderne du bouddhisme pour les aider à revenir à la religion [...].
On peut d'ailleurs se demander si cette impossibilité de définir le bouddhisme comme religion selon les critères substantiels habituels, alors qu'il en revêt maints caractères, ne constitue pas un des motifs importants de l'attraction qu'il exerce sur des Occidentaux qui ne veulent plus entendre parler de religion, mais dont la demande religieuse est toujours aussi pressante ». Enfin, il faut bien dire que la plupart des Français qui pratiquent le font dans la perspective d'un développement personnel et non de l'abandon de l'ego, qui est pourtant son but ultime. Ils lisent donc les croyances bouddhistes à travers le prisme de l'individualisme moderne, comme le montre la foi en la réincarnation (à peine un tiers des Français les plus engagés souhaitent véritablement se libérer du cycle des renaissances). (...)
Le foisonnement du religieux : un problème pour l'État
En instaurant la loi de 1901 et les lois ultérieures, de 1905 et de 1907, les pouvoirs publics entendaient réguler, encadrer la pratique des Églises existant à cette époque. Aujourd'hui, face au foisonnement du religieux, quelles réponses l'État peut-il apporter ? La République, laïque, voudrait bien pouvoir distinguer la « bonne » religion de la « mauvaise »... mais cela est impossible. La séparation de l'Église et de l'État entraîne en effet la neutralité de ce dernier à l'égard des religions, ainsi que l'égalité entre elles. En même temps, les pouvoirs publics doivent se préoccuper des objectifs poursuivis par les associations de croyants (1901) lorsqu'elles désirent être reconnues comme associations cultuelles (1905) et sollicitent de ce fait une capacité juridique plus étendue qu'auparavant. Le droit français peut donc définir si un groupe est religieux ou pas, en prenant en compte deux critères : l'existence d'une communauté de fidèles et le partage d'une foi commune. Si un groupe réunit ces deux composantes, le culte qu'il représente doit être traité à égalité avec les autres. C'est la raison pour laquelle la cour d'appel de Lyon a rendu le 28 juillet 1997 un arrêt selon lequel l'Église de scientologie peut
revendiquer le titre de religion et développer ses activités dans le cadre des lois établies. En revanche, le droit ne peut différencier — comme semblerait le souhaiter la société civile - la « bonne » religion de la « mauvaise » ; autrement dit, il ne peut évaluer les croyances des mouvements religieux. La société civile, quant à elle, ne se prive pas de les classer en deux camps : elle jette l'anathème sur certains en les désignant comme sectes, tandis qu'elle en accepte d'autres. Les décisions du Conseil d'État lui-même, qui accorde ou refuse aux groupes qui en font la demande la qualité d'associations cultuelles, semblent parfois refléter cette approche. (...)
Conclusion du rapport Gest-Guyard
« [...1 Les adeptes, en nombre croissant, s'engagent souvent totalement, jusqu'à perdre une partie de leur identité. Et c'est là que le risque de déviation devient grave, quand l'engagement et la confiance absolue conduisent à ne pas se soigner, à couper les liens avec la famille, à donner tout l'argent dont on dispose. L'intervention des pouvoirs publics s'impose quand l'engagement conduit à une dépendance psychologique qu'exploitent des dirigeants à leur propre profit.
« Les décisions judiciaires rendues ces dernières années montrent bien que nombre d'entre eux se rendent coupables de délits, pouvant aller de la tromperie ou de la fraude aux mauvais traitements, aux coups et blessures et à la séquestration.
«. De surcroît, les informations fournies à la Commission et les témoignages qu'elle a reçus ne laissent pas de doute sur le (ait que les affaires révélées par la justice ne rendent compte que d'une partie des dangers que font courir les sectes, qui sont en fait à la fois plus nombreux, plus étendus et plus graves. « L'État ne peut, à l'évidence, laisser se développer en son sein ce qui, à beaucoup d'égards, s'apparente à un véritable fléau. Rester passif serait en effet, non seulement irresponsable à l'égard des personnes touchées ou susceptibles de l'être, mais dangereux pour les principes démocratiques sur lesquels est fondée notre République. [...]»
(Les Sectes en France, rapport parlementaire, Éditions Patrick Banon, 1996.)
Rapport de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS)
En 1998, une Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) est créée qui, comme son nom l'indique, doit conseiller le gouvernement dans ce domaine ; elle rend compte de ses travaux le 7 février 2000. Danièle Hervieu-Léger souligne que ce rapport « s'efforce de découpler la question de l'organisation sectaire (avec tous les risques qu'elle comporte pour la société et pour les individus) et celle de la qualification religieuse des groupes. Le problème n'est plus de localiser et de désigner les groupes religieux nocifs, mais de caractériser une forme d'association qui entre en contradiction avec les normes et les valeurs d'une société démocratique ». (...)
"Vers une France sans Dieu"
(...) Témoignage d'un Français attiré par le bouddhisme
« Ce qui m'a beaucoup plu dans le bouddhisme, c'est cette approche rationnelle et en même temps ce côté magique. Le défaut de l'approche scientifique, surtout aujourd'hui, c'est qu'on est tombé dans l'extrême, ce qu'on appelle le scientisme, le matérialisme radical. C'est un danger. Si la vision scientifique était une bonne chose au départ - elle a repoussé les dogmes religieux de l'Église catholique -, on est allé trop loin dans le matérialisme et une vision réductionniste du réel. Le bouddhisme a un point de vue très logique, tout à fait scientifique, mais il ne se botne pas à ça. 11 y a en effet dans le bouddhisme une dimension qui dépasse l'entendement rationnel, le monde du concept. Quand un grand maître [...] fait des miracles - et ils en font, j'en ai vu -, ça dépasse l'entendement. Il y a un côté magique qu'on ne rencontre nulle part ailleurs. [...] Un des enseignements du Bouddha consiste à recommander de ne pas respecter son enseignement parce qu'il est le Bouddha, mais de le comprendre par soi-même. C'est très important. Le bouddhisme n'est pas une religion dogmatique. Le bouddhisme est à la fois une religion, une philosophie, une psychologie, une spiritualité ; c'est un ensemble, c'est la science de l'esprit. »
(Témoignage de Christophe, in F. Lenoir, Lt Bouddhisme en France, Fayard, 1999.)
Frédéric Lenoir émet « l'hypothèse que le bouddhisme tibétain attire tout particulièrement des Occidentaux en quête d'une expérience typiquement religieuse impliquant la foi, l'émotion, le sacré, le symbole, le rituel, le mythe - mais qui ont besoin du discours rationnel et moderne du bouddhisme pour les aider à revenir à la religion [...].
On peut d'ailleurs se demander si cette impossibilité de définir le bouddhisme comme religion selon les critères substantiels habituels, alors qu'il en revêt maints caractères, ne constitue pas un des motifs importants de l'attraction qu'il exerce sur des Occidentaux qui ne veulent plus entendre parler de religion, mais dont la demande religieuse est toujours aussi pressante ». Enfin, il faut bien dire que la plupart des Français qui pratiquent le font dans la perspective d'un développement personnel et non de l'abandon de l'ego, qui est pourtant son but ultime. Ils lisent donc les croyances bouddhistes à travers le prisme de l'individualisme moderne, comme le montre la foi en la réincarnation (à peine un tiers des Français les plus engagés souhaitent véritablement se libérer du cycle des renaissances). (...)
Le foisonnement du religieux : un problème pour l'État
En instaurant la loi de 1901 et les lois ultérieures, de 1905 et de 1907, les pouvoirs publics entendaient réguler, encadrer la pratique des Églises existant à cette époque. Aujourd'hui, face au foisonnement du religieux, quelles réponses l'État peut-il apporter ? La République, laïque, voudrait bien pouvoir distinguer la « bonne » religion de la « mauvaise »... mais cela est impossible. La séparation de l'Église et de l'État entraîne en effet la neutralité de ce dernier à l'égard des religions, ainsi que l'égalité entre elles. En même temps, les pouvoirs publics doivent se préoccuper des objectifs poursuivis par les associations de croyants (1901) lorsqu'elles désirent être reconnues comme associations cultuelles (1905) et sollicitent de ce fait une capacité juridique plus étendue qu'auparavant. Le droit français peut donc définir si un groupe est religieux ou pas, en prenant en compte deux critères : l'existence d'une communauté de fidèles et le partage d'une foi commune. Si un groupe réunit ces deux composantes, le culte qu'il représente doit être traité à égalité avec les autres. C'est la raison pour laquelle la cour d'appel de Lyon a rendu le 28 juillet 1997 un arrêt selon lequel l'Église de scientologie peut
revendiquer le titre de religion et développer ses activités dans le cadre des lois établies. En revanche, le droit ne peut différencier — comme semblerait le souhaiter la société civile - la « bonne » religion de la « mauvaise » ; autrement dit, il ne peut évaluer les croyances des mouvements religieux. La société civile, quant à elle, ne se prive pas de les classer en deux camps : elle jette l'anathème sur certains en les désignant comme sectes, tandis qu'elle en accepte d'autres. Les décisions du Conseil d'État lui-même, qui accorde ou refuse aux groupes qui en font la demande la qualité d'associations cultuelles, semblent parfois refléter cette approche. (...)
Conclusion du rapport Gest-Guyard
« [...1 Les adeptes, en nombre croissant, s'engagent souvent totalement, jusqu'à perdre une partie de leur identité. Et c'est là que le risque de déviation devient grave, quand l'engagement et la confiance absolue conduisent à ne pas se soigner, à couper les liens avec la famille, à donner tout l'argent dont on dispose. L'intervention des pouvoirs publics s'impose quand l'engagement conduit à une dépendance psychologique qu'exploitent des dirigeants à leur propre profit.
« Les décisions judiciaires rendues ces dernières années montrent bien que nombre d'entre eux se rendent coupables de délits, pouvant aller de la tromperie ou de la fraude aux mauvais traitements, aux coups et blessures et à la séquestration.
«. De surcroît, les informations fournies à la Commission et les témoignages qu'elle a reçus ne laissent pas de doute sur le (ait que les affaires révélées par la justice ne rendent compte que d'une partie des dangers que font courir les sectes, qui sont en fait à la fois plus nombreux, plus étendus et plus graves. « L'État ne peut, à l'évidence, laisser se développer en son sein ce qui, à beaucoup d'égards, s'apparente à un véritable fléau. Rester passif serait en effet, non seulement irresponsable à l'égard des personnes touchées ou susceptibles de l'être, mais dangereux pour les principes démocratiques sur lesquels est fondée notre République. [...]»
(Les Sectes en France, rapport parlementaire, Éditions Patrick Banon, 1996.)
Rapport de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS)
En 1998, une Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) est créée qui, comme son nom l'indique, doit conseiller le gouvernement dans ce domaine ; elle rend compte de ses travaux le 7 février 2000. Danièle Hervieu-Léger souligne que ce rapport « s'efforce de découpler la question de l'organisation sectaire (avec tous les risques qu'elle comporte pour la société et pour les individus) et celle de la qualification religieuse des groupes. Le problème n'est plus de localiser et de désigner les groupes religieux nocifs, mais de caractériser une forme d'association qui entre en contradiction avec les normes et les valeurs d'une société démocratique ». (...)
mardi 30 avril 2002
L'incompréhension des civilisations - Le cas de la Perse - Javad Tabatakai
Javad Tabatabai
Professeur de philosophie politique à l'Université de Téhéran de 1983 à 1994, date à laquelle il a été interdit d'enseignement en Iran.
Identité, tradition, devenir
(...) L'identité telle qu'elle est entendue dans le monde de l'islam - contrairement à la conception européenne - est l'identité en tant qu'uniformité, monotonie et monolithisme; l'identité de l'Europe n'est ce qu'elle est que parce qu'elle est plurielle et en devenir; elle vit de la crise et dans celle-ci, et le monde de l'islam ne peut guère comprendre cette situation de crise permanente, puisque l'identité dans le monde de l'islam est
9. Pour la distinction cf. Karl Heussi, Ahertum, Miacl-auer undNtuziii in der Kirchengachichu : ein Beitrag zum Pro-blem der hiiiorischen Ptrimiisiening, Tùbingen, J.C.B. Mohr, 1921, p. 40.
10. Il s'agit d'un livre en persan qui a pour titre Le Dédin de la pensée politique en Iran, édité à Téhéran.
notre « authenticité », qui n'est d'ailleurs authentique que parce qu'elle demeure intouchable, inchangée et inchangeable. Ainsi, l'identité étant comprise comme monolithisme d'une tradition Cl absence d'éléments pouvant s'articuler entre ; tux et dont la dialectique pourrait engendrer un £. mouvement et partant une vie, elle est un fardeau £--qu'on porte et supporte, sans pour autant pou-; voir comprendre ce qu'on porte et encore moins le mettre en question. Ce point mérite d'être relevé : la pensée classique de l'islam n'a pas pu élaborer le concept de crise comme l'instrument d'une analyse historique, de même que, à deux exceptions notables près, le concept de déclin a fait défaut à la pensée islamique (11).
En revanche, la pensée européenne, dès ses origines, est une réflexion sur la crise et le déclin de la civilisation européenne ; même si l'emploi du terme crise dans son sens actuel est récent (12), le contenu est déjà présent chez les Grecs; de ce point de vue, la République de Platon peut être lue comme une réflexion sur la crise de la démocratie athénienne et, plus généralement, sur le déclin des cités grecques. À partir de la Renaissance, le déclin de la Rome antique est un des points centraux de la réflexion européenne sur l'histoire et la politique. La pensée classique de l'islam et son appareil conceptuel rendaient une telle réflexion impossible. Ainsi l'islam «moderne» ne pouvait connaître cet aspect de l'identité de l'Europe qu'en l'absence d'une réflexion sur la crise et le déclin. Étant donné que toute la pensée européenne, pour pouvoir être comprise, ne pouvait que se traduire en • idéologie politique «, le monde de l'islam a pris la réflexion européenne sur la crise et le déclin au pied de la lettre comme un signe des temps et de la fin prochaine de la civilisation européenne.
L'impérialisme
Dans un tout autre registre, l'analyse de l'identité culturelle et politique de l'Europe se réduit à celle du développement et de l'agression impérialiste. Cette approche est la seule qui ait pu être tentée dans le monde de l'islam, comme si l'Europe ne représentait que son seul aspect extérieur. Faute de pouvoir comprendre l'Europe de l'intérieur, cette approche a été - et est - d'autant plus en vogue qu'elle fournissait un alibi au monde de l'islam. Elle lui permettait d'esquiver ses propres problèmes dans la mesure où analyser l'histoire de l'Europe en termes d'agression impérialiste revient, d'emblée, à s'interdire l'accès à l'essentiel et à la compréhension de la dynamique et de l'identité spécifiques de l'Europe. Ce qui pourrait ne pas être grave, si cela ne servait pas d'alibi à une incompréhension plus fondamentale qui est celle de l'identité propre du monde de l'islam. De même que le monde de l'islam, faute de comprendre sa propre crise et son propre déclin, a traduit les réflexions européennes sur la crise et le déclin en idéologies de la fin du monde européen, il s'est aussi servi de la théorie de l'impérialisme pour ne pas se tourner vers l'analyse de son propre déclin, car si l'impérialisme est pour quelque chose dans l'état où se trouve le monde de l'islam, la faute revient, d'emblée et fondamentalement, au poids d'une tradition sclérosée entraînant la décadence historique et le déclin de la pensée.
'
11. La seule exception notable a cet état des choses dans l'histoire de la pensée islamique est bien sûr Ibn Khaldun dont les Prolégomènes à l'Histoire universelle sont une réflexion sur l'histoire de la décadence de l'islam.
12. ReinhartKoselleck,"Krise" in O. Brunner, W, Conze et R. Kosclleck (éd.), Geschichtliche Grundbegriffe, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982, 3. Bd., s.v.
Professeur de philosophie politique à l'Université de Téhéran de 1983 à 1994, date à laquelle il a été interdit d'enseignement en Iran.
Identité, tradition, devenir
(...) L'identité telle qu'elle est entendue dans le monde de l'islam - contrairement à la conception européenne - est l'identité en tant qu'uniformité, monotonie et monolithisme; l'identité de l'Europe n'est ce qu'elle est que parce qu'elle est plurielle et en devenir; elle vit de la crise et dans celle-ci, et le monde de l'islam ne peut guère comprendre cette situation de crise permanente, puisque l'identité dans le monde de l'islam est
9. Pour la distinction cf. Karl Heussi, Ahertum, Miacl-auer undNtuziii in der Kirchengachichu : ein Beitrag zum Pro-blem der hiiiorischen Ptrimiisiening, Tùbingen, J.C.B. Mohr, 1921, p. 40.
10. Il s'agit d'un livre en persan qui a pour titre Le Dédin de la pensée politique en Iran, édité à Téhéran.
notre « authenticité », qui n'est d'ailleurs authentique que parce qu'elle demeure intouchable, inchangée et inchangeable. Ainsi, l'identité étant comprise comme monolithisme d'une tradition Cl absence d'éléments pouvant s'articuler entre ; tux et dont la dialectique pourrait engendrer un £. mouvement et partant une vie, elle est un fardeau £--qu'on porte et supporte, sans pour autant pou-; voir comprendre ce qu'on porte et encore moins le mettre en question. Ce point mérite d'être relevé : la pensée classique de l'islam n'a pas pu élaborer le concept de crise comme l'instrument d'une analyse historique, de même que, à deux exceptions notables près, le concept de déclin a fait défaut à la pensée islamique (11).
En revanche, la pensée européenne, dès ses origines, est une réflexion sur la crise et le déclin de la civilisation européenne ; même si l'emploi du terme crise dans son sens actuel est récent (12), le contenu est déjà présent chez les Grecs; de ce point de vue, la République de Platon peut être lue comme une réflexion sur la crise de la démocratie athénienne et, plus généralement, sur le déclin des cités grecques. À partir de la Renaissance, le déclin de la Rome antique est un des points centraux de la réflexion européenne sur l'histoire et la politique. La pensée classique de l'islam et son appareil conceptuel rendaient une telle réflexion impossible. Ainsi l'islam «moderne» ne pouvait connaître cet aspect de l'identité de l'Europe qu'en l'absence d'une réflexion sur la crise et le déclin. Étant donné que toute la pensée européenne, pour pouvoir être comprise, ne pouvait que se traduire en • idéologie politique «, le monde de l'islam a pris la réflexion européenne sur la crise et le déclin au pied de la lettre comme un signe des temps et de la fin prochaine de la civilisation européenne.
L'impérialisme
Dans un tout autre registre, l'analyse de l'identité culturelle et politique de l'Europe se réduit à celle du développement et de l'agression impérialiste. Cette approche est la seule qui ait pu être tentée dans le monde de l'islam, comme si l'Europe ne représentait que son seul aspect extérieur. Faute de pouvoir comprendre l'Europe de l'intérieur, cette approche a été - et est - d'autant plus en vogue qu'elle fournissait un alibi au monde de l'islam. Elle lui permettait d'esquiver ses propres problèmes dans la mesure où analyser l'histoire de l'Europe en termes d'agression impérialiste revient, d'emblée, à s'interdire l'accès à l'essentiel et à la compréhension de la dynamique et de l'identité spécifiques de l'Europe. Ce qui pourrait ne pas être grave, si cela ne servait pas d'alibi à une incompréhension plus fondamentale qui est celle de l'identité propre du monde de l'islam. De même que le monde de l'islam, faute de comprendre sa propre crise et son propre déclin, a traduit les réflexions européennes sur la crise et le déclin en idéologies de la fin du monde européen, il s'est aussi servi de la théorie de l'impérialisme pour ne pas se tourner vers l'analyse de son propre déclin, car si l'impérialisme est pour quelque chose dans l'état où se trouve le monde de l'islam, la faute revient, d'emblée et fondamentalement, au poids d'une tradition sclérosée entraînant la décadence historique et le déclin de la pensée.
'
11. La seule exception notable a cet état des choses dans l'histoire de la pensée islamique est bien sûr Ibn Khaldun dont les Prolégomènes à l'Histoire universelle sont une réflexion sur l'histoire de la décadence de l'islam.
12. ReinhartKoselleck,"Krise" in O. Brunner, W, Conze et R. Kosclleck (éd.), Geschichtliche Grundbegriffe, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982, 3. Bd., s.v.
L'enseignement du fait religieux dans l'École laïque - Régis Debray
Source : Rapport au Ministre de l'Education Nationale
Inscrite dans la Constitution, plus exigeante qu'une séparation juridique des Églises et de l'État et plus ambitieuse qu'une simple « sécularisation « (qui déconfessionnalise les valeurs religieuses pour mieux les déployer dans la société civile elle-même), notre approche nationale d'un principe en droit universel dont l'application en France, pour imparfaite qu'elle soit, est plus avancée qu'ailleurs constitue une singularité en Europe. Le Mexique et la Turquie en furent ou en sont d'autres. Cette originalité de souche nous est parfois imputée à tort, et des voix s'élèvent qui tendent à rabattre sur la norme européenne ce qui serait un anachronisme ou une malfaçon, en exhortant le mouton noir à s'aligner sur le « modèle communautaire ». C'est oublier deux choses : la première, c'est qu'il n'y a pas, en matière d'enseignement des religions, un seul modèle mais autant de situations que de pays. En Irlande, où la Constitution
rend hommage à la Sainte Trinité, et en Grèce, où l'Église orthodoxe autocéphale est d'État, cet enseignement est de type confessionnel et obligatoire. En Espagne, où il s'agit en fait d'une catéchèse, dispensée par des professeurs certes choisis par l'administration publique mais sur une liste de candidats présentés par le diocèse, il est devenu facultatif. Au Portugal, malgré le principe affiché de neutralité, il a été jusqu'à ce matin assuré dans les écoles publiques par l'Église catholique. Au Danemark, où l'Église luthérienne est l'Église nationale, il n'y a pas de catéchèse, mais, à chaque degré de l'« école du peuple », un cours non obligatoire de « connaissance du christianisme ». En Allemagne, où l'éducation varie selon les Lander, l'enseignement religieux chrétien fait partie des programmes officiels, souvent sous contrôle des Églises, et les notes obtenues en religion comptent pour le passage dans la classe supérieure. En Belgique, les établissements d'État permettent un choix entre cours de religion et cours de morale non confessionnelle. Abrégeons. Il n'y a pas de norme européenne en la matière, chaque mentalité collective gère au moindre mal son héritage historique et ses rapports de forces symboliques. La seconde chose, c'est que cet enseignement dit « européen » est souvent en crise, suscitant protestations des « sans religion •» et désertion des autres. Notons qu'en Alsace-Moselle, dotée d'un statut scolaire « à l'allemande », où cet enseignement est obligatoire et de caractère confessionnel, les demandes de dispense, au lycée, touchent désormais les quatre cinquièmes des effectifs (mais un tiers en primaire). On aurait tort de croire que la demande de « culture religieuse » est une demande de religion, au sens institutionnel du terme. Trop systématiquement les confondre, dans le monde tel qu'il est, serait nuire à l'entreprise.Dès lors, il est permis de penser qu'une démarche mieux équilibrée ou plus distanciée pourrait être regardée avec intérêt par nos voisins et amis européens. Loin d'être dans cette affaire le wagon de queue, notre École républicaine se retrouverait, peu avant le centenaire de la Séparation de l'Église et de l'État, en locomotive du futur. Des « retardataires » à l'avant' garde ? Ce sont des choses qui arrivent. (...)
Inscrite dans la Constitution, plus exigeante qu'une séparation juridique des Églises et de l'État et plus ambitieuse qu'une simple « sécularisation « (qui déconfessionnalise les valeurs religieuses pour mieux les déployer dans la société civile elle-même), notre approche nationale d'un principe en droit universel dont l'application en France, pour imparfaite qu'elle soit, est plus avancée qu'ailleurs constitue une singularité en Europe. Le Mexique et la Turquie en furent ou en sont d'autres. Cette originalité de souche nous est parfois imputée à tort, et des voix s'élèvent qui tendent à rabattre sur la norme européenne ce qui serait un anachronisme ou une malfaçon, en exhortant le mouton noir à s'aligner sur le « modèle communautaire ». C'est oublier deux choses : la première, c'est qu'il n'y a pas, en matière d'enseignement des religions, un seul modèle mais autant de situations que de pays. En Irlande, où la Constitution
rend hommage à la Sainte Trinité, et en Grèce, où l'Église orthodoxe autocéphale est d'État, cet enseignement est de type confessionnel et obligatoire. En Espagne, où il s'agit en fait d'une catéchèse, dispensée par des professeurs certes choisis par l'administration publique mais sur une liste de candidats présentés par le diocèse, il est devenu facultatif. Au Portugal, malgré le principe affiché de neutralité, il a été jusqu'à ce matin assuré dans les écoles publiques par l'Église catholique. Au Danemark, où l'Église luthérienne est l'Église nationale, il n'y a pas de catéchèse, mais, à chaque degré de l'« école du peuple », un cours non obligatoire de « connaissance du christianisme ». En Allemagne, où l'éducation varie selon les Lander, l'enseignement religieux chrétien fait partie des programmes officiels, souvent sous contrôle des Églises, et les notes obtenues en religion comptent pour le passage dans la classe supérieure. En Belgique, les établissements d'État permettent un choix entre cours de religion et cours de morale non confessionnelle. Abrégeons. Il n'y a pas de norme européenne en la matière, chaque mentalité collective gère au moindre mal son héritage historique et ses rapports de forces symboliques. La seconde chose, c'est que cet enseignement dit « européen » est souvent en crise, suscitant protestations des « sans religion •» et désertion des autres. Notons qu'en Alsace-Moselle, dotée d'un statut scolaire « à l'allemande », où cet enseignement est obligatoire et de caractère confessionnel, les demandes de dispense, au lycée, touchent désormais les quatre cinquièmes des effectifs (mais un tiers en primaire). On aurait tort de croire que la demande de « culture religieuse » est une demande de religion, au sens institutionnel du terme. Trop systématiquement les confondre, dans le monde tel qu'il est, serait nuire à l'entreprise.Dès lors, il est permis de penser qu'une démarche mieux équilibrée ou plus distanciée pourrait être regardée avec intérêt par nos voisins et amis européens. Loin d'être dans cette affaire le wagon de queue, notre École républicaine se retrouverait, peu avant le centenaire de la Séparation de l'Église et de l'État, en locomotive du futur. Des « retardataires » à l'avant' garde ? Ce sont des choses qui arrivent. (...)
dimanche 31 mars 2002
Religion et connaissance - S P Rovanet
Source : Diogène n° 197
(...) Il est impossible de mentionner toutes les publications après septembre 2001 s'occupant de la religion, et qui ont culminé avec le lancement, en novembre, de l'épais volume de Régis Debray, Dieu, un itinéraire. À ce sujet, je veux me limiter à deux textes.
Le discours de Jûrgen Habermas à la réception du Prix de la Paix, attribué en octobre 2001 par la Chambre allemande du livre, a été des plus significatifs. Habermas n'a pas fait purement et simplement l'éloge de l'esprit laïque, ce que l'on pouvait attendre d'un sociologue d'origine marxiste, mais a parlé d'une société postséculière, où aucun signe n'annonce la disparition de la religion en tant que fait social. Dans cette société, les croyants et les non-croyants doivent dialoguer. D'une part, chaque religion doit apprendre à vivre ensemble avec d'autres Églises, à accepter l'autorité de la science et les règles du jeu démocratique, qui obligent l'État à suivre les principes d'une morale profane. En outre, il faut que les croyants « traduisent » leurs convictions religieuses dans un langage laïque, s'ils veulent que leurs arguments soient débattus dans l'espace public. Ainsi, catholiques et protestants doivent traduire leur vision religieuse concernant la sacralité de l'embryon dans le langage séculier des droits humains. Mais le processus d'apprentissage ne peut pas être une rue à sens unique. Les non-croyants "doivent également faire un effort d'approche, en se rendant sensibles aux potentiels sémantiques de la tradition religieuse, qui souvent se perdent lors d'une transposition en langage profane. C'est ce qui se passe lorsque le péché se convertit en faute et que la transgression des commandements divins est transformée en violation des lois humaines. Il n'existe pas d'équivalent séculier pour le concept de pardon, qui implique l'annulation de la souffrance imposée aux autres, et non la simple réparation d'une injustice. La fin de l'idée de résurrection rend irréalisable cette espérance désespérée de Walter Benjamin, lui-même influencé profondément par la religion judaïque, de sauver les morts, en corrigeant, par la remémoration, tous les massacres de l'histoire. Oui, il faut donner suite au processus de sécularisation, pourvu que ce soit une sécularisation rédemptrice, qui préserve les contenus de la religion, au lieu de les anéantir. On doit quitter la foi, sans se fermer à ses intuitions. Une société civile post-séculière, conclut Ha-
bermas, peut puiser dans la religion, même lorsqu'elle s'en éloigne, les ressources de sens qui deviennent de plus en plus rares dans une société dominée par le marché.
Deux mois après ce discours, en décembre de la même année, Habermas faisait la laudatio de Richard Rorty, à l'occasion de l'attribution du Prix Maître Eckhart au philosophe américain. Il y avait un certain humour surréaliste dans cette attribution d'un prix portant le nom du mystique allemand à un penseur qui se déclare athée, comme Rorty. Dans son discours de remerciement, Rorty n'a pas manqué de faire ressortir ce paradoxe, mais ceci ne l'a pas empêché de consacrer la totalité de sa conférence à la religion. Signe des temps ? Peut-être, parce qu'au lieu d'argumenter en faveur de l'athéisme, Rorty a fait référence avec beaucoup de sympathie à un texte de Gianni Vattimo, Credere di credere (1997), où celui-ci fait une profession de foi catholique. Pour Vattimo, le christianisme n'a aucun rapport avec la vérité, et pour cette raison ne peut pas être réfuté (position digne d'être applaudie par un philosophe, comme Rorty, éduqué dans la tradition de la philoso-
i phie analytique), mais a un rapport avec l'amour, dans les termes du chapitre 13 de la première épître de Saint Paul aux Corin-
; thiens. Au moment de devenir homme, par l'Incarnation, Dieu a renoncé, par amour, à tout son pouvoir et à toute son autorité, en les transférant aux hommes. Le christianisme consiste dans cette auto-aliénation de Dieu, et de ce fait la sécularisation est la caractéristique constitutive de l'expérience religieuse authentique. Le divin se trouve justement dans l'absence de Dieu. Rorty conclut en disant que sa principale divergence avec Vattimo réside dans le fait que pour celui-ci le sacré est situé dans le passé, dans l'acte d'amour par lequel Dieu renonce à commander les hommes, tandis que pour lui, Rorty, le sacré se trouve dans une espérance future, dans un état de choses où les hommes seraient libres et, autant que possible, égaux. Je ne sais pas si Rorty a lu La messe d'un athée, de Balzac, mais la conclusion de son discours pourrait avoir comme titre La prophétie d'un athée. Son athéisme a un son étrangement religieux. Son utopie ressemble à s'y méprendre à une utopie messianique, et pour ne laisser aucun doute, il utilise pour la décrire l'adjectif «sacré ». (...)
(...) Il est impossible de mentionner toutes les publications après septembre 2001 s'occupant de la religion, et qui ont culminé avec le lancement, en novembre, de l'épais volume de Régis Debray, Dieu, un itinéraire. À ce sujet, je veux me limiter à deux textes.
Le discours de Jûrgen Habermas à la réception du Prix de la Paix, attribué en octobre 2001 par la Chambre allemande du livre, a été des plus significatifs. Habermas n'a pas fait purement et simplement l'éloge de l'esprit laïque, ce que l'on pouvait attendre d'un sociologue d'origine marxiste, mais a parlé d'une société postséculière, où aucun signe n'annonce la disparition de la religion en tant que fait social. Dans cette société, les croyants et les non-croyants doivent dialoguer. D'une part, chaque religion doit apprendre à vivre ensemble avec d'autres Églises, à accepter l'autorité de la science et les règles du jeu démocratique, qui obligent l'État à suivre les principes d'une morale profane. En outre, il faut que les croyants « traduisent » leurs convictions religieuses dans un langage laïque, s'ils veulent que leurs arguments soient débattus dans l'espace public. Ainsi, catholiques et protestants doivent traduire leur vision religieuse concernant la sacralité de l'embryon dans le langage séculier des droits humains. Mais le processus d'apprentissage ne peut pas être une rue à sens unique. Les non-croyants "doivent également faire un effort d'approche, en se rendant sensibles aux potentiels sémantiques de la tradition religieuse, qui souvent se perdent lors d'une transposition en langage profane. C'est ce qui se passe lorsque le péché se convertit en faute et que la transgression des commandements divins est transformée en violation des lois humaines. Il n'existe pas d'équivalent séculier pour le concept de pardon, qui implique l'annulation de la souffrance imposée aux autres, et non la simple réparation d'une injustice. La fin de l'idée de résurrection rend irréalisable cette espérance désespérée de Walter Benjamin, lui-même influencé profondément par la religion judaïque, de sauver les morts, en corrigeant, par la remémoration, tous les massacres de l'histoire. Oui, il faut donner suite au processus de sécularisation, pourvu que ce soit une sécularisation rédemptrice, qui préserve les contenus de la religion, au lieu de les anéantir. On doit quitter la foi, sans se fermer à ses intuitions. Une société civile post-séculière, conclut Ha-
bermas, peut puiser dans la religion, même lorsqu'elle s'en éloigne, les ressources de sens qui deviennent de plus en plus rares dans une société dominée par le marché.
Deux mois après ce discours, en décembre de la même année, Habermas faisait la laudatio de Richard Rorty, à l'occasion de l'attribution du Prix Maître Eckhart au philosophe américain. Il y avait un certain humour surréaliste dans cette attribution d'un prix portant le nom du mystique allemand à un penseur qui se déclare athée, comme Rorty. Dans son discours de remerciement, Rorty n'a pas manqué de faire ressortir ce paradoxe, mais ceci ne l'a pas empêché de consacrer la totalité de sa conférence à la religion. Signe des temps ? Peut-être, parce qu'au lieu d'argumenter en faveur de l'athéisme, Rorty a fait référence avec beaucoup de sympathie à un texte de Gianni Vattimo, Credere di credere (1997), où celui-ci fait une profession de foi catholique. Pour Vattimo, le christianisme n'a aucun rapport avec la vérité, et pour cette raison ne peut pas être réfuté (position digne d'être applaudie par un philosophe, comme Rorty, éduqué dans la tradition de la philoso-
i phie analytique), mais a un rapport avec l'amour, dans les termes du chapitre 13 de la première épître de Saint Paul aux Corin-
; thiens. Au moment de devenir homme, par l'Incarnation, Dieu a renoncé, par amour, à tout son pouvoir et à toute son autorité, en les transférant aux hommes. Le christianisme consiste dans cette auto-aliénation de Dieu, et de ce fait la sécularisation est la caractéristique constitutive de l'expérience religieuse authentique. Le divin se trouve justement dans l'absence de Dieu. Rorty conclut en disant que sa principale divergence avec Vattimo réside dans le fait que pour celui-ci le sacré est situé dans le passé, dans l'acte d'amour par lequel Dieu renonce à commander les hommes, tandis que pour lui, Rorty, le sacré se trouve dans une espérance future, dans un état de choses où les hommes seraient libres et, autant que possible, égaux. Je ne sais pas si Rorty a lu La messe d'un athée, de Balzac, mais la conclusion de son discours pourrait avoir comme titre La prophétie d'un athée. Son athéisme a un son étrangement religieux. Son utopie ressemble à s'y méprendre à une utopie messianique, et pour ne laisser aucun doute, il utilise pour la décrire l'adjectif «sacré ». (...)
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