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Ce blog contient un recueil de textes (1) qui nous ont paru intéressants dans le cadre des réflexions sur la question "Europe et laïcité".
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mercredi 31 octobre 1990

L'école entre société et cité - Essai de décomposition du concept de laïcité

Catherine KINTZLER
professeur de philosophie, auteur de "Condorcet, l'Instruction publique et la naissance du citoyen" Folio-essai, 1987.

Trois composantes se conjuguent pour former le concept de laïcité ; la première s'applique à la société civile et la seconde à la puissance publique. Seule la troisième, qui s'applique à l'école républicaine, est problématique et suppose, pour être fondée, que l'on sorte du champ strictement juridique. Penser une école laïque, ce n'est pas penser un simple lieu de tolé­rance, mais un lieu autant que possible soustrait à la société civile ; c'est alors à une théorie de ce qui se fait à l'école - théorie qui engage à la fois la question du savoir et un concept de l'autorité - que l'on se trouve renvoyé.
La société civile est laïque. Cela veut dire qu'elle est le lieu de la coexistence des libertés. On peut appeler cela tolérance. Personne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'aucune, per­sonne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'une autre, personne enfin n'est tenu de n'avoir aucune religion. Une telle tolérance n'est possible que si un droit commun règle la coexistence des libertés ; il est nécessaire que les choses relatives à la croyance et à l'incroyance demeurent {privées. Elles ne deviendront affaire publique que si elles sont à l'origine d'un délit ou d'un crime relevant du droit commun. Ainsi, c'est le silence et la négativité de la loi qui règlent la tolérance civile, qui la rendent possible. Par exemple, on interdit les sacrifices humains non pas parce qu'ils peuvent être des signes religieux, mais parce que le meurtre, en général, est interdit. Voilà pour la version faible de la laïcité, vue du côté de la société civile.
Ce premier concept en réclame un second, plus fort el plus fondamental : c'est la laïcité vue du côté de la puissance publique.
La puissance publique est garante de la tolé­rance civile : c'est justement pour cette rai­son qu'on ne peut pas lui appliquer cette même tolérance. On ne peut pas accorder à la puissance publique le droit de jouir de la liberté religieuse dont jouissent les citoyens. En effet, si l'État et ses représentant avaient le droit de manifester une ou des croyances, ils feraient de cette ou de ces croyances une affaire publique. Par exemple, si les Minis­tres pouvaient afficher publiquement leurs cultes (c'est une hypothèse d'école, bien entendu, tout le monde sait que cela ne leur arrive jamais...) ce geste reviendrait à accré­diter officiellement une ou des religions, à violer un domaine qui doit rester privé. Donc, la puissance publique est tenue il la réserve, précisément pour que la société civile puisse jouir de la tolérance2.

A présent, nous avons deux idées : liberté privée du côté de la société civile, réserve du côté de la puissance publique. La seconde idée, plus contraignante, est condition de la première. On ne peut pas dissocier ces deux idées, mais on ne peut pas non plus les con­fondre. Les confondre, ce serait dans tous les cas de la combinatoire abolir la liberté de croire ou de ne pas croire. En effet, récla­mer de la société civile qu'elle observe la réserve imposée à la puissance publique reviendrait à interdire toute manifestation reli­gieuse. Inversement, étendre à la puissance publique ta tolérance qui doit régner dans la société civile reviendrait à faire de l'État et de ses agents des instruments de propagande religieuse.
Or un troisième concept, plus problémati­que, plus élaboré et plus fondamental appa­raît à travers la question de l'école. Le pro­blème peut se formuler ainsi : les deux prémiers concepts sont-ils suffisants pour pen­ser la lacité de l'école ? La réponse est non. Ils sont nécessaires, mais ils ne sont pas suffisants.
L'école publique est un organe de l'État. A ce titre, bien entendu, elle est réglée par le principe de la réserve. Mais une difficulté apparaît : ce principe s'applique au person­nel, en particulier aux maîtres, aux profes­seurs. Et les élèves ? Peuvent-ils jouir de la liberté civile en matière religieuse ? Des demi-habiles disent : oui, il n'y a pas de rai­son... Demi-habiles, parce que c'est croire qu'avec deux concepts, on a épuisé la ques­tion, on est dispensé de penser plus loin.
En tout état de cause, on voit que la laïcité scolaire se présente sous forme deprob/ème. Le clivage entre maîtres et élèves épouse-t-il le clivage entre fonctionnaire et administré, épouse-t-il le clivage entre la puissance publi­que et la société civile ? L'élève est-il, dans son rapport au maître, comparable au citoyen dans ses rapports avec l'administration publi­que ? Je pense que la réponse est non ; mais pour pouvoir répondre non, il faut construire une théorie, et c'est ici qu'intervient le troi­sième concept.
Cela revient en réalité à se demander ce qu'est un élève et ce qu'est un maître. Cela revient à se demander pourquoi l'élève est inclus dans l'espace scolaire. Autrement dit, pour soutenir ce concept ultime de la laïcité, il faut démontrer qu'on ne va pas à l'école comme on se rend à la mairie ou à la percep­tion, ou encore que l'école n'est pas un ser­vice. L'élève n'est pas d'un côté du guichet et le maître de l'autre. Pour définir le con­cept de laïcité scolaire, il ne suffit pas de s'en tenir à une forme juridique : il faut tenir compte de ce qui se fait à l'école, c'est-à-dire de l'instruction.
La construction du concept de laïcité sco­laire suppose qu'on s'efforce de répondre à la question : pourquoi l'école publique doit-elle être soustraite à la société civile ? n existe des réponses juridiques, mais elles demeurent partielles ; la réponse la plus fondamentale ne l'est pas.
Voyons d'abord les raisons juridiques. La première, c'est que l'école est obligatoire. Or les élèves qui fréquentent l'école publique n'ont pas choisi leurs camarades, et c'est d'ailleurs à ce titre que l'école est un lieu d'intégration et d'égalité. Tolérer une mani­festation religieuse de la part des uns, c'est l'imposer aux autres qui ne peuvent s'y sous-
traire. Quand quelqu'un arbore dans la rue ou dans le métro un signe religieux que je désavoue, cela ne peut me gêner en aucune manière : personne ne m'oblige à rester là. Mais les élèves sont astreints à la co- présence ; ou alors, il faudrait mettre ensem­ble ceux qui portent une croix et les séparer, faire la même chose avec ceux qui portent une kippa, avec celles qui portent un voile, etc. Outre qu'on n'en aurait jamais fini 3, outre que cela revient à rejeter totalement celui qui n'affiche aucune croyance, cela porte un nom : la ségrégation. Ce serait transformer l'école publique en une multitude d'écoles pri­vées particularistes, fondées sur le principe de la séparation entre les communautés. Donc, pour que personne ne puisse se plaindre d'avoir été contraint de subir une manifestation qu'il désapprouve, et pour qu'il n'y ait aucune ségrégation, il faut interdire le port des signes d'appartenance politique et reli­gieuse à l'école publique 4.
Parallèlement, l'existence d'un réseau sco­laire privé, simplement soumis au droit com­mun, est indispensable : si l'école est obli-j gatoire, on ne peut interdire à ceux qui privilégient une forme particulière d'éducation de prétende à une école conforme à leurs vœux. 'Ces derniers ne peuvent alors se plaindre de la rigueur exigée à l'école publique puisqu'ils peuvent toujours envoyer leurs enfants dans le privé. Mais, pour maintenir un minimum d'homogénéité, il convient de soumettre ce réseau à un système d'examen nationaux.
La seconde raison juridique est que les élè­ves, pour la plupart, sont des mineurs, et que leur jugement n'est pas formé. Ceux qui pré­tendent qu'ils doivent bénéficier de la liberté dont jouissent les citoyens avancent une monstruosité. Ils supposent en effet que les élèves disposent d'une autonomie qu'ils n'ont pas encore conquise : on devrait donc leur asséner le poids de la liberté avant de leur en avoir donné la maîtrise, en supposant qu'ils trouvent spontanément en eux la force suffi­sante pour préserver cette autonomie. Faire défiler les groupes de pression devant les élè­ves (car c'est à cela que se réduit la « nou­velle laïcité ouverte » : on présente des « opi­nions », et on dit ensuite, débrouillez-vous, nous, nous restons « pluralistes », Darwin contre la Bible par exemple, à vous de juger...), c'est se tromper sur la liberté de l'enfant, car la liberté dépend de la puissance de chacun à se préserver de l'oppression et de l'aveuglement. Aucun homme de bon sens ne songerait à demander à un enfant une tâche au-dessus de ses forces : c'est pourtant ce quefont les tenants de la » laïcité ouverte » - les mêmes se plaigent, par ailleurs, des program­mes surchargés.
Mais ce n'est pas seulement pour des rai­sons juridiques que l'espace scolaire doit être soustrait à la société civiie et à toutes ses fluctuations5. L'école doit échapper à l'empire de l'opinion pour des raisons qui tiennent à sa nature essentielle, c'est-à-dire à ce qui s'y fait. Il faut donc en venir à la question du savoir : l'école a pour impératif de rester laïque et d'exiger la réserve de tous ceux qui s'y trouvent en vertu de la nature même de ce qui s'y transmet et de ce qui s'y construit. L'examen de ce qui se fait à l'école renvoie non seulement à la question du savoir, mais aussi à la question de l'autorité.
L'école est un espace où l'on s'instruit des raisons des choses, des raisons des discours,
des raisons des actes et des raisons des pensées. On s'en instruit pour acquérir la force et la puissance, je veux dire celles qui permcttenl de se passer de guide et de maître. Du reste il n'y a de véritable force que celle-là, qui me permet d'échapper à la dépen­dance. Et cela ne peut se faire qu'en se sous­trayant d'abord aux forces qui font obstacle à cette conquête de l'autonomie. Il faut échap­per à la force de l'opinion, échapper à la demande d'adaptation, échapper aux données sociales pour construire sa propre force. L'école n'a donc pas pour tâche première d'ouvrir l'enfant à un monde qui ne l'entoure que trop : eile doit lui découvrir ce que ce
monde lui cache. Il ne s'agit pas d'adapter ni d'épanouir, mais d'émanciper. De plus, l'école doit offrir à tout enfant le luxe d'une double vie : l'école à l'abri des parents, la maison à l'abri du maître.
Or ce mouvement de détour, ce mouvement de retrait nécessaire à l'émancipation, sup­pose une rupture avec les données sociales, avec ce qui se présente sous l'autorité du simple fait. Pour s'intégrer à l'humanité, il faut s'arracher un moment à la société. Et ce détour ne peut s'accomplir - cela fait 2500 ans qu'on sait cela, qu'on en a l'expérience - que par un circuit, je prends le mot de « circuit » (exprès pour désigner le savoir encyclopédique 6. Le savoir encyclopédique est au-delà à la fois de l'élève et du maître, c'est un savoir auquel ils sont tous deux ren­voyés : le maître, qui en sait plus, est là pour y conduire l'élève qui ne sait pas encore ; le maître n'est donc pas là pour exercer sa pro­pre autorité, ni celle de personne d'autre, pas même celle de la loi.
Fruit des efforts de l'humanité, le savoir encyclopédique s'impose à l'humanité par sa seule force : il n'a besoin d'aucune armée, il ne parle au nom de personne, et ne recourt à aucun dieu. C'est tout le contraire des savoirs sociaux et des habitudes sociales, qui tiennent leur autorité de l'ordre du fait, et non ; de l'ordre de la raison. Le savoir encyclopé-jdique, en revanche, ne connaît pas d'autre j autorité que celle de la raison et de l'expérience raisonnée : parce qu'il se fonde sur une autorité que je trouve en moi-même au fur el à mesure que je me l'approprie, que je le comprends et que je le parcours, il est par lui-même liberté. Un enfant qui a compris pour­quoi deux et deux font quatre est l'auteur de sa propre pensée, et Pylhagore lui-même ne saurait être plus souverain.
Voilà pourquoi l'élève est inclus dans l'espace scolaire, dans un espace qui n'a d'autre fin que de le mettre en état de pren­dre possession de sa propre autorité, en le soumettant paradoxalement à la contrainte de comprendre et de voir les raisons. Voilà aussi pourquoi, de toutes les écoles, c'est l'école publique laïque qui est la plus libre.
On ne va pas à l'école comme on va consommer un service » : on y est pleinement engagé, dans son rapport à la liberté. Donc la laïcité de l'école requiert des idées plus hautes qu'une simple forme juridique. Elle consiste à écarter tout ce qui est susceptible d'entraver le principe du libre examen, tout ce qui peut faire obstacle au sérieux de la libération par la pensée. Il est clair que celui qui arrive en déclarant ostensiblement, d'une manière ou d'une autre, qu'il n'y a pour lui qu'un livre, qu'une parole, et que le vrai est affaire de révélation, celui-là se retranche de facto d'un univers où il y a des livres, des paroles, d'un univers où le vrai est affaire d'examen. Il faut donc commencer par le libé­rer : qu'il renoue ensuite, s'il le souhaite, avec sa croyance, mais qu'il le fasse lui-même, par conclusion, et non par soumission.
Une telle école a pour fin d'élever l'élève pour le saisir d'une forme d'autorité dont cha­cun est le siège ; c'est la raison pour laquelle elle est volontiers décriée et haïe de ceux qui tiennent leur autorité de tout ce qui se pré­sente comme une donnée non productive ou non admissible par la raison. Les noms de ces différentes autorités de fait varient, « la société », « l'économie", « la tribu », "la race", « la religion », " la communauté " : en général, pour faire obstacle à la seule auto­rité légitime, celle que je trouve en moi-même par le travail raisonné, on fait toujours appel à des dieux. Tous ceux qui exercent le pou­voir au nom de l'un de ces dieux se méfient de l'école.
On constate alors qu'une réflexion sur le concept d'école ne peut pas faire l'économie d'une pensée politique, puisque la notion d'autorité s'y révèle comme fondamentale. Cette pensée de l'école, qui nous contraint à envisager une forme d'autorité reconnue par chacun parce que chacun en est l'auteur, n'est autre qu'une théorie de la souveraineté: Elle conduit à se reposer la question inaugurale de la philosophie : de quel droit une décision peut-elle exiger la soumission ? de quel droit un homme, ou un groupe d'hommes, peut-il taire la loi ?
Dès que la question est ainsi formulée, le problème politique est posé en termes de vérité et d'erreur, et non en termes de volonté ! ou de fait. Aucune volonté, fût-elle celle du j groupe unanime, fût-elle celle d'un dieu, n'est en droit, par sa nature, de s'imposer à moi : la seule autorité est celle de ce en quoi je reconnais des raisons - elle est donc, finale­ment, en moi-même, à condition que je con­sente aussi à me défaire de ma propre spon­tanéité qui est aliénation.
L'école publique préfigure justement une cité qui ose s'arracher à l'argument de la volonté et à la pesanteur des faits. Elle pro­pose et indique un authentique lieu politique.un lieu où l'autorité est celle du vrai, ou plu­tôt - puisque le vrai n'est le privilège d'aucunetranscendance et qu'il n'est déposé dans aucunmétalangage - où l'autorité repose sur l'effort constamment effectué pour se garder del'erreur, pour s'entourer de toutes les garan­ties humainement accessibles contre l'erreur, fOr de telles garanties supposent un espaced'examen, un espace où l'effort d'examen soitmené au-delà des appels à la cohésion socialeet aux autorités de fait. Par sa nature, ceteffort est immanent à l'humanité : personnene peut en être exclu. Par sa nature aussi, cet effort transcende la société : personne ne peut se prévaloir d'une appartenance pour s'arro­ger le droit d'y parler plus haut qu'un autre.Par sa nature enfin, il suppose que l'erreur est décelable et que toutes les thèses ne se valent pas : le relativisme lui fait horreur autant que l'autoritarisme. C'est pourquoi l'école, si on consent à la penser jusqu'au bout, doit présenter les propriétés paradoxa­les d'une cité : elle réunit des égaux dans un effort conjoint — et non plus "commun" puisque chacun est sollicité singulièrement.Mais cette réunion et cette conjonction, loin d'égaliser les opinions, se donnent pour objet l'idée claire ci distincte, seule forme pleine de la liberté.
1 - Cet article est une version remaniée de l'article • Aux fondements de la laïcité scolaire •, paru dans Les Temps modernes n° 527, juin 1990.
2 - L'articulation entre les deux concepts est déjà en grande partie pensée par Locke dans la lettre sur la tolérance
3 - Car on ne peut prétendre épuiser la liste de toutes les croyances, à moins de s'en tenir à une liste offi­cielle : mais il y aurait alors, de la part de la puissance publique, un acte de reconnaissance de certaines religions accréditées, ce qui est contraire aux deux premiers concepts ci-dessus développés, et ce qui est du reste contraire à la loi de 1905 qui déclare « La République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte ».
4 - El cela de façon générale : cela fait l'objet d'un règlement national. L'idée de soumettre ce genre de réglementation à l'appréciation des établissements consiste à considérer qu'il peut exister des écoles publi­ques où la ségrégation religieuse et où la contrainte de subir des manifestations religieuses sont licites.
5 - Soustrait autant que possible, car i! est effectivement impossible d'y parvenir : ce n'est pourtant pas une raison pour renforcer l'emprise de l'opinion et l'immersion sociale de l'école par des mesures qui encouragent expressément l'introduction des forces de la société civile. Le rôle de la loi n'est pas d'aller dans le sens de la force des choses.
6 -11 va de soi que c'est le concept d'encyclopédie qui est ici utilisé, c'est-à-dire l'idée d'un système rai- j sonné des connaissances. L'école est rendue possible précisément par la construction d'un tel système, , qui s'efforce d'ordonner toute connaissance de l'élémentaire au dérivé. Il est donc illégitime de s'en pren­dre, comme on l'entend trop souvent, à !'• encyclopédisme » scolaire. Bien au contraire, pour en finir aveu l'empilement sans principe des connaissances, le bric-à-brac dont souffrent les programmes scolai­res, il serait urgent de revenir à l'idée encyclopétique elle-même : informer n'est pas instruire.

L'Europe de demain - Alain Houlou

Alain Houlou
Professeur à L'université de Lille III

Quelques ambiguités de vocabulaire doi­vent être levées dès l'abord. En dehors du champ, !e terme du langage syndical, confé­dération, désigne simplement une fédération de fédérations, Mais, et cela est plus gênant, les juristes eux-mêmes n'utilisent pas toujours les deux termes à bon escient. C'est ainsi que la Confédération helvétique n'est pas, mal­gré son nom, une confédération, mais bien une fédération. De même, la Confédération du Canada est une fédération.

En fait, la confédération est un groupement d'États, qui repose sur un traité. Les États conservent leur souveraineté ; ils coopèrent pour diverses activités (en général, défense, économie, monnaie). II n'y a pas de structure étatique, de super-État.
Au contraire, dans une fédération, les États abandonnent leur souveraineté. Il y a disso­lution des États (au sens d'État-nation) pour aller vers des États (au sens d'État-membre). C'est là une source de confusion habituelle dans la quasi-totalité des langues : État est employé dans deux sens entièrement diffé­rents. Dans le cas des confédérations, les États demeurent souverains (ils ont une repré­sentation diplomatique, une armée nationale, etc.) ; dans le cas des fédérations, les États n'incarnent pas l'État - l'État supra-étatique étant l'État fédéral (1). En français, on joue souvent sur la majuscule ou la minuscule,
(...)
LE PROBLÈME
DES VALEURS :
LA LAÏCITÉ MENACÉE
Nation, patrie, identité nationale (3), etc. n'existent pas. Ce qui existe, c'est l'identité culturelle, il n'y a pas d'identité nationale autre que culturelle (l'inverse n'est pas vrai : il y a une culture arabe par exemple), les habi­tants d'un même territoire/pays se reconnais­sent (entre eux et vis-à-vis des autres) à un certain nombre de valeurs, dont la laïcité.
Or là tout se gâte. On peut citer quantité de textes montrant que la laïcité est une idée rare en Europe (France et Portugal) : la Cons­titution de la RFA par exemple (- loi fonda­mentale » du 23 mai 1949) est placée sous l'égide de Dieu : « Conscient de sa respon­sabilité devant Dieu et devant les hommes (...) le peuple allemand etc. - Mais il y a mieux à faire que de répéter sans cesse que la laïcité est rare. C'est de voir l'historique de la construction européenne en remontant du plus près au plus loin.
La démocratie chrétienne (Konrad Ade­nauer, Alcide de Gasperi, Robert Schuman, avec appui du MRP de la DC (Italie), du PSC (parti social chrétien belge), et du CDU de RFA) constitue l'origine immédiate.
Ces démocrates — chrétiens et démocra­tes — sociaux puisent leur doctrine chez trois Français : Lamennais (1782-1854), Lacor-daire (1802-1861), Montalembert (1810-1870), tous trois promoteurs, avant les partis de gauche et le mouvement socialiste, de l'idéal de laïcité et de séparation stricte, dans l'intérêt même de l'Église et par dégoût de l'union du sabre et du goupillon, de l'État et de l'Église.
Mais la démocratie chrétienne a abandonné cet aspect, reprouvé dès l'époque par la hié­rarchie épiscopale et la papauté, pour ne gar­der de leur message que l'aspect social de leur christianisme.
Ainsi Philippe Buchez (1796-1865) qui militait, dès 1832 dans son journal L'Euro­péen pour une « fédération européenne » fon­dée sur l'égalité et la foi chrétienne (repris par Luigi Sturzo, 1871-1959, en Italie).
C'est l'Empire romain chrétien (Constan­tin) ou l'Église médiévale avant le schisme et allant jusqu'à l'URSS et à la Turquie. C'est le patrimoine chrétien qui est le seul reven­diqué. On a pu remplir (4) des volumes recen­sant par le menu tous les acteurs qui ont sou­haité, annoncé et parfois décrit par le menu l'unité européenne.
Ce n'est pas d'eux que se sont réclamés les pères fondateurs de l'Europe, mais de Bûchez, de Lacordaire, etc.
Le pape est donc dans une logique incom­parable lorsqu'il proclame : * L'Europe sera chrétienne ou ne sera pas. »


On aboutit ainsi à un dramatique paradoxe : l'Europe a inventé le concept d'Etat-nation (et pensé le cadre de la vie politique) qui a complété le concept de démocratie inventé par les Grecs. Puis l'État-nation, inventé par la France, a rencontré le parlementarisme inventé par l'Angleterre. Or le but ultime de l'Europe pensée dans les années 50 serait de supprimer les États-nations pour revenir à la romanitas, la pax romana, ou plutôt la Pax christiana.
Le problème de l'Europe à venir (5) est donc celui du choix entre deux types d'Europe :
— celle voulue par ses créateurs, qui tourne le dos à la tradition européenne issue des idéaux de 1789 complétés par la laïcité ;
— une Europe dans la lignée de ce que vou­lait Goethe ou Hugo, des États unis d'Europe fondés sur les valeurs républicaines.
Il s'agit, bien entendu, de l'Europe politi­que. L'« autre » Europe, celle du capital saura, n'en doutons pas, s'accommoder de tout type de fédération et de constitution, sauf à réaliser une Europe socialiste. Mais là, ce sont les aléas de la politique et les élections successives qui en décideront.
On se trouve face à deux discours inconciliables :
— Le citoyen, c'est la nation (non à l'Europe) ;
— Europe, Europe, Europe. C'est la panacée.
Je crois que l'avenir est une confédération (passant en une génération à une fédération) mondiale qui, elle seule, sera à même de régler ce que le monde contemporain (en gros depuis le Congrès de Vienne en 1815) a cru
— contre le cours millénaire de l'Histoire — pouvoir fixer arbitrairement : les frontières et surtout les peuples qui, inexorablement, ont repris leur mouvement et leurs migrations.
Les nationalismes et le tribalisme vont dans un premier temps s'exacerber, plusieurs pays s'éclater, plusieurs états se fédérer (et l'Europe y va tout droit) et l'on ira vers l'inté­gration mondiale. Le futur citoyen, c'est le citoyen du monde, le cosmo-polite que se voulait Diogène.
L'histoire de chaque pays est-elle pour autant finie ? L'histoire de France, peut-être, l'histoire des Français, non.
Aucun pays dans l'histoire n'a duré plus de 1500 ans en l'état, à l'exception de la Chine, mais son territoire et surtout les peuples qui l'ont composée se sont modifiés. La France n'a aucun rapport, si ce n'est symbolique et idéologique, avec la Gaule, qui d'ailleurs n'a jamais été un pays.
Nous assistons à une métamorphose — avec toutes les douleurs qui l'accompagnent — du monde, à un déchirement des peaux qui ont façonné la figure de pays que l'on s'est plus à croire étemels.
Ce qui subsistera, c'est l'identité culturelle française, de même que les Arabes, les Mon­gols ou les Slaves existent indépendamment des variations territoriales et des avatars de leur histoire. Sans parler des Juifs ou des Arméniens, dont l'histoire et l'identité trans­cendent l'historicité des événements.
Mais l'Europe, la France, ne se sont pas créées autour d'un Temple ou d'une Église, ni à partir d'un mythe des origines fondé sur une révélation. L'identité européenne et sa gloire, c'est d'avoir créé la dimension, la citoyenneté, les droits de l'homme, l'État-naù'on, et l'on sait la part que la France a prise dans ces deux dernières avancées de l'esprit humain.
Or cette « foi » en l'humanisme, c'est-à-dire dans les capacités de progrès de l'homme en tant qu'individu et non en tant que créa­ture, c'est la base de la laïcité, seule garan­tie, comme le montre le sens même des ter­mes (6), d'une Europe unie démocratique. •


NOTES :
(1) Encore que, par exception notable, deux Républiques de la Fédération soviétique (URSS), la Biélorus­sie et l'Ukraine, soient représentées à l'ONU.
(2) Vaclav Havel s'est opposé le 29 juin à la transformation de la République tchèque et slovaque en une confédération, contre la proposition du Premier ministre du gouvernement slovaque, Vladimir Méciar.
(3) Des dizaines de textes contradictoires, pour essayer de les (non) définir, de 1789 à de Gaulle, en pas­sant par Renan, Jaurès et Barrés.
(4) Voir Denis de Rougemont, Vingt-Huit siècles d'Europe. La conscience européenne à travers les tex­tes, d'Hésiode à dos jours. Fayot, 1961.
(5) Si on ne décide pas que la confédération (CEE) doit se dissoudre.
(6) Laos et démos désignent tous deux le peuple en grec.