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Ce blog contient un recueil de textes (1) qui nous ont paru intéressants dans le cadre des réflexions sur la question "Europe et laïcité".
Ce recueil de textes sera enrichi au cours de nos travaux.
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mardi 30 avril 2002

L'incompréhension des civilisations - Le cas de la Perse - Javad Tabatakai

Javad Tabatabai
Professeur de philosophie politique à l'Université de Téhéran de 1983 à 1994, date à laquelle il a été interdit d'enseignement en Iran.

Identité, tradition, devenir
(...) L'identité telle qu'elle est entendue dans le monde de l'islam - contrairement à la concep­tion européenne - est l'identité en tant qu'uni­formité, monotonie et monolithisme; l'identité de l'Europe n'est ce qu'elle est que parce qu'elle est plurielle et en devenir; elle vit de la crise et dans celle-ci, et le monde de l'islam ne peut guère comprendre cette situation de crise permanente, puisque l'identité dans le monde de l'islam est
9. Pour la distinction cf. Karl Heussi, Ahertum, Miacl-auer undNtuziii in der Kirchengachichu : ein Beitrag zum Pro-blem der hiiiorischen Ptrimiisiening, Tùbingen, J.C.B. Mohr, 1921, p. 40.
10. Il s'agit d'un livre en persan qui a pour titre Le Dédin de la pensée politique en Iran, édité à Téhéran.
notre « authenticité », qui n'est d'ailleurs authen­tique que parce qu'elle demeure intouchable, inchangée et inchangeable. Ainsi, l'identité étant comprise comme monolithisme d'une tradition Cl absence d'éléments pouvant s'articuler entre ; tux et dont la dialectique pourrait engendrer un £. mouvement et partant une vie, elle est un fardeau £--qu'on porte et supporte, sans pour autant pou-; voir comprendre ce qu'on porte et encore moins le mettre en question. Ce point mérite d'être relevé : la pensée classique de l'islam n'a pas pu élaborer le concept de crise comme l'instrument d'une analyse historique, de même que, à deux exceptions notables près, le concept de déclin a fait défaut à la pensée islamique (11).
En revanche, la pensée européenne, dès ses origines, est une réflexion sur la crise et le déclin de la civilisation européenne ; même si l'emploi du terme crise dans son sens actuel est récent (12), le contenu est déjà présent chez les Grecs; de ce point de vue, la République de Platon peut être lue comme une réflexion sur la crise de la démo­cratie athénienne et, plus généralement, sur le déclin des cités grecques. À partir de la Renais­sance, le déclin de la Rome antique est un des points centraux de la réflexion européenne sur l'histoire et la politique. La pensée classique de l'islam et son appareil conceptuel rendaient une telle réflexion impossible. Ainsi l'islam «moderne» ne pouvait connaître cet aspect de l'identité de l'Europe qu'en l'absence d'une réflexion sur la crise et le déclin. Étant donné que toute la pensée européenne, pour pouvoir être comprise, ne pouvait que se traduire en • idéologie politique «, le monde de l'islam a pris la réflexion européenne sur la crise et le déclin au pied de la lettre comme un signe des temps et de la fin prochaine de la civilisation européenne.
L'impérialisme
Dans un tout autre registre, l'analyse de l'identité culturelle et politique de l'Europe se réduit à celle du développement et de l'agression impérialiste. Cette approche est la seule qui ait pu être tentée dans le monde de l'islam, comme si l'Europe ne représentait que son seul aspect extérieur. Faute de pouvoir comprendre l'Eu­rope de l'intérieur, cette approche a été - et est - d'autant plus en vogue qu'elle fournissait un alibi au monde de l'islam. Elle lui permettait d'esquiver ses propres problèmes dans la mesure où analyser l'histoire de l'Europe en termes d'agression impérialiste revient, d'emblée, à s'interdire l'accès à l'essentiel et à la compré­hension de la dynamique et de l'identité spé­cifiques de l'Europe. Ce qui pourrait ne pas être grave, si cela ne servait pas d'alibi à une incompréhension plus fondamentale qui est celle de l'identité propre du monde de l'islam. De même que le monde de l'islam, faute de comprendre sa propre crise et son propre déclin, a traduit les réflexions européennes sur la crise et le déclin en idéologies de la fin du monde européen, il s'est aussi servi de la théorie de l'im­périalisme pour ne pas se tourner vers l'analyse de son propre déclin, car si l'impérialisme est pour quelque chose dans l'état où se trouve le monde de l'islam, la faute revient, d'emblée et fondamentalement, au poids d'une tradition sclérosée entraînant la décadence historique et le déclin de la pensée.
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11. La seule exception notable a cet état des choses dans l'histoire de la pensée islamique est bien sûr Ibn Khaldun dont les Prolégomènes à l'Histoire universelle sont une réflexion sur l'histoire de la décadence de l'islam.
12. ReinhartKoselleck,"Krise" in O. Brunner, W, Conze et R. Kosclleck (éd.), Geschichtliche Grundbegriffe, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982, 3. Bd., s.v.

L'enseignement du fait religieux dans l'École laïque - Régis Debray

Source : Rapport au Ministre de l'Education Nationale

Inscrite dans la Constitution, plus exigeante qu'une séparation juridique des Églises et de l'État et plus ambitieuse qu'une simple « sécu­larisation « (qui déconfessionnalise les valeurs religieuses pour mieux les déployer dans la société civile elle-même), notre approche natio­nale d'un principe en droit universel dont l'application en France, pour imparfaite qu'elle soit, est plus avancée qu'ailleurs constitue une singularité en Europe. Le Mexique et la Turquie en furent ou en sont d'autres. Cette originalité de souche nous est parfois imputée à tort, et des voix s'élèvent qui tendent à rabattre sur la norme européenne ce qui serait un anachro­nisme ou une malfaçon, en exhortant le mouton noir à s'aligner sur le « modèle communautaire ». C'est oublier deux choses : la première, c'est qu'il n'y a pas, en matière d'enseignement des religions, un seul modèle mais autant de situa­tions que de pays. En Irlande, où la Constitution
rend hommage à la Sainte Trinité, et en Grèce, où l'Église orthodoxe autocéphale est d'État, cet enseignement est de type confessionnel et obli­gatoire. En Espagne, où il s'agit en fait d'une catéchèse, dispensée par des professeurs certes choisis par l'administration publique mais sur une liste de candidats présentés par le diocèse, il est devenu facultatif. Au Portugal, malgré le principe affiché de neutralité, il a été jusqu'à ce matin assuré dans les écoles publiques par l'Église catholique. Au Danemark, où l'Église luthérienne est l'Église nationale, il n'y a pas de catéchèse, mais, à chaque degré de l'« école du peuple », un cours non obligatoire de « connais­sance du christianisme ». En Allemagne, où l'édu­cation varie selon les Lander, l'enseignement religieux chrétien fait partie des programmes officiels, souvent sous contrôle des Églises, et les notes obtenues en religion comptent pour le passage dans la classe supérieure. En Belgique, les établissements d'État permettent un choix entre cours de religion et cours de morale non confessionnelle. Abrégeons. Il n'y a pas de norme européenne en la matière, chaque mentalité collective gère au moindre mal son héritage historique et ses rapports de forces symboliques. La seconde chose, c'est que cet enseignement dit « européen » est souvent en crise, suscitant protestations des « sans religion •» et désertion des autres. Notons qu'en Alsace-Moselle, dotée d'un statut scolaire « à l'allemande », où cet enseignement est obligatoire et de caractère confessionnel, les demandes de dispense, au lycée, touchent désormais les quatre cinquiè­mes des effectifs (mais un tiers en primaire). On aurait tort de croire que la demande de « culture religieuse » est une demande de reli­gion, au sens institutionnel du terme. Trop sys­tématiquement les confondre, dans le monde tel qu'il est, serait nuire à l'entreprise.Dès lors, il est permis de penser qu'une démarche mieux équilibrée ou plus distanciée pourrait être regardée avec intérêt par nos voi­sins et amis européens. Loin d'être dans cette affaire le wagon de queue, notre École républi­caine se retrouverait, peu avant le centenaire de la Séparation de l'Église et de l'État, en locomo­tive du futur. Des « retardataires » à l'avant' garde ? Ce sont des choses qui arrivent. (...)