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Ce blog contient un recueil de textes (1) qui nous ont paru intéressants dans le cadre des réflexions sur la question "Europe et laïcité".
Ce recueil de textes sera enrichi au cours de nos travaux.
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vendredi 30 juin 2000

La religion dans la démocratie - Marcel Gauchet

Marcel Gauchet – 2000

« La religion dans la démocratie »


(…) Sortie de la religion ne signifie pas sortie de la croyance religieuse, mais sortie d'un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et où elle définit l'économie du lien social. Une thèse qui s'inscrit donc rigoureusement en faux contre la compréhension du phéno­mène religieux en termes de superstructure. C'est précisé­ment dans des sociétés sotties de la religion que le religieux peut être pris pour une superstructure par rapport à une infrastructure qui fonctionne très bien sans lui — à tort, mais l'illusion d'optique est inhérente à la structure des sociétés contemporaines. Dans les sociétés antérieures à cet événe­ment, en revanche, le religieux fait partie intégrante du fonctionnement social. La sortie de la religion» c'est le pas­sage dans un monde où les religions continuent d'exister, mais à l'intérieur d'une forme politique et d'un ordre collec­tif qu'elles ne déterminent plus.
J'ajoute, et c'est le point décisif sur le fond, qu'il y a dans ce passage métabolisation et transformation au sein même du lien social et de l'organisation politique de ce qui se don­nait sous forme religieuse dans les sociétés anciennes.
J'en prends un exemple stratégique, au point le plus éclairé de l'édifice social, à son sommet. Un point qui se trouve avoir été communément tenu, durant quelque cinq millénaires, depuis l'émergence de l'État, pour le point de jonction entre ciel et terre. Soit, donc, la royauté et ce qu'il est advenu depuis deux siècles du rapport entre pouvoir et société, lorsque cette dernière s'est découronnée et a entre­pris de se constituer en source de toute autorité. L'exemple est fait pour rendre sensible, d'abord, à quel point la reli­gion, dans l'ancien monde que nous avons quitté, participe de l'agencement du collectif. Qu'est-ce qu'un roi, en effet, sinon un concentré de religion à visage politique ? Qui dit roi dit hétéronomie matérialisée et signifiée dans la forme même du pouvoir ; hétéronomie diffusant, à partir du foyer de pouvoir, jusque dans les moindres ramifications du lien de société, sous les traits de l'attache hiérarchique de l'infé­rieur au supérieur. Mais, la vertu principale de l'exemple, par la grâce de ce relief symbolique, est de faire fortement ressortir que la dimension d'altérité charriée par le religieux ne s'évanouit pas comme par enchantement lorsque l'on sort de la justification religieuse du pouvoir. Le pouvoir des­cendait de l'autre, il tombait d'en haut, il s'imposait du dessus de la volonté des hommes. Les révolutions modernes — la révolution anglaise, puis la révolution américaine, puis la Révolution française — le ramènent sur terre, à hauteur d'homme. Davantage, elles vont le faire sortir d'en bas, elles vont le constituer par un acte exprès de la volonté des citoyens. Il incarnait ce qui nous dépasse ; il ne sera plus que le délégué de nos ambitions. On le dira représentatif, c'est-à-dire, dans la rigueur du terme, sans autre substance que celle dont le nourrissent ses administrés.
D'un pouvoir à l'autre, en apparence, rien de commun. Un abîme métaphysique les sépare. (.---)
(…) Descriptivement parlant, donc, nous avons affaire, à l'échelle des derniers siècles, au basculement d'une situa­tion de domination globale et explicite du religieux à une situation qu'on pourrait dire de secondarisation et de priva­tisation, cela en relation avec cet autre phénomène typique de la modernité politique qu'est la dissociation de la société civile et de l'État.
Secondarisation : entendons par là que l'ordre institution­nel, les règles formelles de la vie en commun sont tenues pour le résultat de la délibération et de la volonté des ci­toyens. Lesquels citoyens peuvent se prononcer éventuelle­ment au nom de leurs convictions religieuses, mais sur la base d'une admission préalable que l'ordre politique n'est pas déterminé d'avance par la religion—la religion n'est pas première et publique en ce sens ; l'ordre politique n'est pas antérieur et supérieur à la volonté des citoyens, dont les convictions sont essentiellement privées. Pas davantage cet ordre politique n'est-il soumis à des fins religieuses : il doit être conçu au contraire de manière à autoriser la coexistence d'une pluralité de fins légitimes. C'est en ce sens qu'il y a, sinon séparation juridique de l'Église et de l'État, du moins séparation de principe du politique et du religieux et exi­gence de neutralité religieuse de l'État.
Les travaux récents de Jean Baubérot et de Françoise Champion ont fortement mis en lumière la dualité d'aspects qu'a revêtue cette émancipation vis-à-vis de l'autorité du religieux dans l'histoire européenne, dualité qui permet de donner une portée précise aux notions de laïcisation et de sécularisation. D'un côté, une Europe de la laïcisation, dans des pays catholiques caractérisés par l'unicité confes­sionnelle, où l'émergence d'une sphère publique dégagée de l'emprise de l'Église romaine n'a pu passer que par une
intervention volontariste, voire chirurgicale, du pouvoir politique. À la mesure de cette conflictualité, l'accent est porté sur la séparation de l'Église et de l'État, de la sphère politique et de la sphère sociale, du public et du privé, tous partages qui tendent à se mettre en place de manière cohé­rente et simultanée. De l'autre côté, une Europe de la sécularisation, en terre protestante, là où a prévalu, à la faveur de la rupture avec Rome, une inscription continuée des Églises nationales dans la sphère publique. On assiste plutôt, en pareil cas, à une transformation conjointe de la religion et des différents domaines de l'activité collective. Les déchirements entre tradition et modernité divisent sem-blablement les Églises et l'État au lieu de les mettre aux prises. Le mouvement avance par évidement interne du religieux (1) Officiellement, sa place ne bouge pas, mais il perd peu à peu sa capacité d'informer les conduites. (...)
(…) L'autre monde est mis au service de ce monde. C'est par ce canal que les religions tendent effectivement à s'aligner sur les philosophies et les sagesses profanes. Le but est analogue, si les moyens sont différents. Le détour par la transcendance est justifié par le résultat obtenu dans l'immanence — ce qui ne remet nullement en cause le principe du détour : rien n'empêche qu'il soit ressenti comme absolument nécessaire par ses adeptes. Raison pour laquelle cette « profanisation » ne fait pas forcément signe vers des « religions sans Dieu », loin s'en faut '. Les deux points sont à distinguer. Les reli­gions viennent sur le terrain des sagesses sans Dieu : la vie bonne en ce monde. Elles se proposent un objectif dont elles admettent tacitement qu'on peut se le proposer sans réfé­rence à Dieu. Elles intègrent, en d'autres termes, une dimension supplémentaire de l'autonomie : l'excellence et la suffisance des fins terrestres de l'homme. Mais il ne leur en reste pas moins une riche carrière en propre. D leur appartient de plaider que la référence à Dieu leur permet de donner des versions de la vie bonne supérieures à celles des pensées qui se passent de Dieu. Le filon apologétique du mieux-être par Dieu a de beaux jours devant lui. Ce qui est exact, c'est que là où il y avait opposition entre éthiques pro­fanes et doctrines sacrées, il y a désormais convergence. Mais il y a aussi concurrence. Si importante, donc, que soit cette réorientation éthique des religions, ce serait aller trop vite en besogne que d'en conclure à la résorption tendan­cielle du théologique dans l'éthique.
C'est d'un renversement copemicien de la conscience religieuse qu'il me semble plus approprié de parler, au vu de cet ensemble de traits. Un renversement qui la rend critique d'elle-même, au sens ordinaire et au sens élaboré du terme. Elle incorpore les critiques qui étaient supposées devoir la détruire, et elle en fait un principe de vie. Elle tend à devenir à ses propres yeux ce que les grands démystificateurs d'hier lui reprochaient d'être en se le dissimulant : un produit de l'esprit humain, au service de finalités toutes terrestres. Sauf
que cette distance intérieure, loin de l'anéantir, comme le croyaient les philosophes de la désaliénation, lui fournit une justification nouvelle. C'est de nous que part le ressort de la croyance, et c'est à nous qu'il revient—mais c'est une raison de plus pour croire et, peut-être, la meilleure. En cela, elle se fait critique au sens savant. Elle était toute du côté de la foi dans l'objectivité de son objet ; elle s'ouvre à l'idée que son fondement est dans le sujet, avec ce que cela signifie de limites quant au statut de son objet. Davantage, elle se recentre et s'organise autour de cette conscience subjective, non pas dans les livres mais dans les modalités quotidiennes de son exercice

(1) Je me borne à donner un aperçu global d'évolutions dont Françoise champion a dressé un tableau détaillé, pays par pays, auquel je ne puis que renvoyer. Cf. « Entre laïcisation et sécularisation. Des rapports Église-État dans l'Europe communautaire *, Le Débat, n° 77, novembre-décembre 1993.