Bienvenue sur ce blog

Ce blog contient un recueil de textes (1) qui nous ont paru intéressants dans le cadre des réflexions sur la question "Europe et laïcité".
Ce recueil de textes sera enrichi au cours de nos travaux.
N'hésitez pas à insérer des commentaires à la suite de chaque message.
Pour être informés en temps réel de toutes les mises à jour, inscrivez vous comme "abonné fidèle".

(1) Messages dans le langage du blog

jeudi 26 octobre 1989

Le tchador est toujours debout - François Pouillon

François Pouillon
Anthropologue, maître de conférences à l'École des hautes études en ciences sociales (EHESS)

Dans le jeu un peu théâtral de guerre scolaire provoquée par l'affaire du « foulard islamique », il semble j que les acteurs aient décidément échangé leurs rôles : ce sont cette fois les intégristes qui invoquent la liberté, tandis que les tenants du pluralisme laïque, suspectés d'exercer une infâme répression, expriment un embarras coupable. L'inquiétude s'accroît encore quand on entend un représentant du Front national pérorer contre toutes les calottes. Gageons qu'il s'agit là d'un libéralisme de circonstance, qui n'apparaît pas moins emprunté que les appels à la liberté auxquels se dent, très habilement, le père des fillettes de Creil.
Il est évident que toutes les croyances raisonnables doivent être admises à l'école. Mais on doit se demander pourquoi une injonction aussi intangible de l'islam fait aujourd'hui problème : aujourd'hui seulement, alors que l'école républicaine gère des élèves musulmans depuis
au moins un siècle. C'est que la question ne relève pas du droit mais de l'Histoire. Et cette affaire doit être replacée dans un champ plus large, celui des mouve­ments qui travaillent le monde islamique depuis quelque temps. Il ne touche pas seulement la France mais tous les Etats de droit positif au Maghreb (ou dans la Turquie post-kémaliste), où l'islam, un certain type d'islam, tente d'imposer une réglementation inspirée du droit divin. C'est dans ce contexte sociopolitique que l'on peut saisir la logique où s'inscrit la question, manifestement récur­rente, du voile. C~ - - )

Mais ce qui était restauré ainsi, c'était un des principescanoniques de l'islam, qui institue une stricte séparationentre les sexes et ordonne de cantonner les filles dansun espace à part, à la fois interdit et sacré - traductionlittérale du terme arabe de haram (dont nous tirons notreharem): exclues des espaces publics où elles pourraientrencontrer des hommes sans contrôle, leur vie sociale,hors de la famille, devait être enclose dans un espaceexclusivement féminin. Le refus de la mixité, de l'auto­nomie des filles, tel est donc l'horizon culturel de la jquestion du port du voile. j
C'est également cette logique qui sous-tend l'action actuelle des parents d'élèves. Avec une inflexion défen­sive, adaptée à la lutte en terre infidèle, de la démarche j qui invoque exclusivement la liberté de culture. Mais I la revendication se place dans un projet politique, formulé j maintes fois dans des termes tout à fait explicites : faire j avancer dans la société les saints règlements de l'islam, j Les directeurs d'école, qui ont l'habitude de gérer des règlements collectifs, se sont sentis concernés. Et ils n'ont pas tort.
Quelle est l'argumentation des religieux? Liberté de conscience et de conviction, dit le père et, après lui, le cœur des dignitaires de tous bords. Est-ce pourtant la conviction personnelle d'une bien digne demoiselle que l'on défend ? Il semble que l'on ait plutôt affaire à une possibilité d'affirmation collective, publique et même ostentatoire, d'une loi communautaire. („ , _ )
Dans ce contexte, la pratique du voile n'est pas, comme on le voit, un élément de mode vestimentaire sans grande portée. Le projet est surtout de (re)mettre les filles sous la loi d'une communauté. Quoi que braillent les représentants du Front national, la France n'est pas menacée d'islamisation. Il n'en est pas de même pour la «communauté» des musulmans qui y résident. Des groupes militants très actifs cherchent, derrière des reven­dications-prétextes, à établir leur hégémonie sur une popu­lation éminemment diverse: où rares sont sans doute ceux qui abjurent positivement l'islam, mais où l'on trouve toute une gamme de laïcs débonnaires, de croyants libéraux, d'humanistes intransigeants et de vrais intégristes. Le père des fillettes, apparu à la télévision, fait assurément partie de ceux-là. Tel est, à notre sens, l'enjeu ultime de
cette affaire: un défi jeté aux autorités académiques, mais qui vise au fond à mettre sous contrôle intégriste les musulmans de France.
Dans cet affrontement, les représentants des insti­tutions républicaines doivent savoir qu'ils assument une responsabilité vis-à-vis d'une population plus hétérogène qu'un regard lointain, finalement raciste, se plaît à le penser. Renoncer à relever ce défi conduirait à l'aban­donner, au nom d'un indigne amalgame, entre les mains d'extrémistes très intéressés d'acquérir, sous le couvert d'une liberté dont ils n'ont cure, un pouvoir hégémo­nique sur la communauté. On ne doit pas espérer pour autant faire l'économie d'un affrontement: Munich déri­soire, cette reculade constituerait assurément une victoire pour ces groupes militants qui gagneraient ainsi en crédibilité et en autorité. On ne sera pas débarrassé du problème : on n'aura fait'que de le déplacer. L'exemple du Maghreb nous permet de prévoir que la question portera sur la mixité dans les classes, sur les interruptions des cours aux heures de prières, etc. De nombreux établis­sements français ont des populations importantes de musulmans. II faut respecter leurs croyances. Mais il faut surtout faire respecter en leur sein une diversité et un pluralisme qu'ils ne trouvent plus guère, désormais, dans leur pays d'origine. Capituler sur ce point serait une sale affaire, pour les musulmans eux-mêmes, qui sont nombreux à attendre qu'on leur applique enfin, et pour de vrai, les idéaux de la république.
26 octobre 1989